E Godon (kourou, Guyane française)
Bonjour à tous. Tout d’abord, permettez-moi de m’excuser de ne pouvoir vous présenter de vive voix ces quelques considérations, nées de mes observations dans les écoles du fleuve Maroni, en Guyane.
Ma vie n’a pas croisé le Maroni par hasard. Je l’ai rencontré il y a longtemps, alors que je n’étais ni psychologue scolaire, ni enseignante. J’étais psychologue clinicienne.
Durant huit années, mes fonctions de psychologue départementale au sein de la Direction Départementale des Affaires Sanitaires et Sociales de la Guyane ont concerné les adultes et les enfants. Avec l’équipe, il fallait mettre en place le secteur de psychiatrie en Guyane. Mais en quittant ce département, en juin 1984, pour un pays d’Afrique, je n’avais toujours pas réussi à comprendre comment faire pour que les enfants qui m’étaient en général adressés, non pas pour des difficultés psychologiques, mais pour des difficultés scolaires cessent de se trouver en échec. Car ces enfants m’arrivaient avec retard scolaire tel qu’il était devenu irréversible : leur orientation vers un lieu de soins n’avait trop souvent été réalisée que par défaut, en désespoir de cause, et beaucoup trop tard. Ce n’est que parce que l’école s’était montrée impuissante, après bien des tentatives pédagogiques vaines, que l’on pensait à un problème autre, psychologique. Et alors même que l’enfant allait mieux, voire bien, il ne pourrait jamais réintégrer sa place au sein de l’Éducation nationale. Il serait sans doute « orienté ». Question d’âge et de cycles.
Il me semblait nécessaire d’entreprendre l’analyse du problème par une autre entrée, celle de l’école. C’est ainsi qu’a commencé mon aventure d’enseignante. Devenue donc enseignante puis psychologue scolaire, j’ai voulu revenir à l’endroit où mon projet avait pris naissance, en Guyane. Depuis cinq années, j’ai le bonheur de me rendre chaque semaine, la plupart du temps en pirogue, dans la vingtaine d’écoles dont j’ai la charge, de Maïman, le village juste après Saint-Laurent du Maroni à Pilima, le village juste après Antécume-Pata.
La mission du psychologue scolaire est d’identifier les difficultés qui empêchent un élève d’apprendre, et comment les pallier. On peut ainsi espérer qu’il sera possible d’aider l’enfant, quelle que soit l’origine de son échec, sans attendre qu’il accumule un retard irréversible.
La gémellarité chez les Bushinengué et les Amérindien a toujours été et reste pour moi une découverte : jamais, dans aucune des écoles où j’ai pu rencontrer des enfants ayant cette particularité, celle-ci ne m’a été signalée. La plupart du temps, en réalité, les enseignants, le directeur même l’ignorent. Ni les parents ni les enfants n’en parlent jamais. Mieux, ils s’arrangent, me semble-t-il, pour que le secret demeure. J’ai pu recenser, parmi les quelques 1500 élèves signalés par leurs enseignants dans les écoles du Maroni, une quarantaine de ces couples dont j’ignore s’ils sont homozygotes ou hétérozygotes. Mais je n’ai pas rencontré quarante paires de jumeaux. J’en ai rencontré trois. Trois pour lesquels l’enseignant a spécifié, lors de son signalement, que l’enfant avait un jumeau. J’ai d’autre part rencontré 67 élèves distincts, en échec scolaire, dont j’ai appris, la plupart du temps par hasard, qu’ils avaient un jumeau. Et pour la moitié d’entre eux, celui-ci s’est trouvé en échec scolaire et est donc arrivé jusqu’à la psychologue au moment où l’autre celui qui était déjà pris en charge, commençait à aller mieux.
Pour des raisons essentiellement culturelles, les deux jumeaux ne semblent pas être investis par l’entourage familial des mêmes compétences lors de leur naissance, et celui qui ne doit pas être aussi bon que l’autre, à l’école, ne réussit effectivement pas de la même manière.
L’enseignant signale à la psychologue un enfant en difficulté. La mission de cette dernière est de trouver, notamment avec l’équipe pédagogique et les parents (lorsqu’ils se manifestent et participent), une ou des solutions de remédiation, afin que celui-ci ne soit plus en échec, retrouve (ou trouve) un fonctionnement efficace d’élève. Cette équipe pédagogique, même épouvantablement démunie par le manque de structures et d’informations médicales, spécialisées ou non, tente par tous les moyens mis à sa disposition, de l’aider . Si l’origine du problème est pédagogique, dans 37% des cas, elle y parvient peu ou prou.
Si le problème est médical, elle n’y parviendra pas, mais va porter l’enfant, le soutenir, et de se savoir ainsi étayé, celui-ci va se renarcissiser, exister, prendre avec une force nouvelle une place d’élève, même en difficulté. S’il s’agit du jumeau a priori dévalorisé dans sa famille par rapport à l’autre, l’école agit en sens inverse du poids culturel. Dans tous les cas, grâce à l’école, qui fait son travail d’école, et même davantage, il existe. Comme élève. Existant comme élève, il existe différemment comme enfant. Qu’advient-il de sa place d’enfant jumeau, et de sa place par rapport à l’autre et à l’intérieur de sa famille ?
Je n’apprends l’existence de jumeaux qu’à la faveur d’un signalement tout à fait indépendant du premier, concernant un enfant la plupart du temps scolarisé dans une autre école si la commune en possède deux, sinon dans une autre classe, plus rarement dans une autre commune. En fait, je déduis, je comprends, plus que je n’apprends. J’ai pu observer, de manière quasi-systématique, en examinant, en comparant des dossiers d’élèves portant le même nom, la chose suivante : la date de signalement du second de ces enfants correspond toujours à celle d’une nette amélioration chez le premier.
Observations
1) Christian, petit garçon de 7 ans m’est signalé alors qu’il se trouve en échec en CP. En fait, le mutisme de Christian est la résultante de deux facteurs, qu’il n’a pas été facile de mettre en lumière : à la maison, cette grande famille vit une vie exclusivement centrée sur elle-même et sur une relation très fusionnelle à une mère qui refuse de parler français. Néanmoins, celle-ci se montre particulièrement coopérante et présente… pour peu qu’un interprète nous permette d’échanger réellement. Par ailleurs, Christian ne peut, physiquement, tirer la langue: je comprends que cette difficulté physique (blocage à cause du frein de la langue) est en partie au moins responsable de son mutisme. Pour finir, Sa maman me dit qu’elle a eu trois paires de jumeaux, dont Christian et Claire. Claire ne pose aucun problème dans l’autre école. Je reçois les trois ensemble, demande, et obtiens, que ce frein de la langue soit sectionné. Christian est pris en charge par le maître de la classe d’adaptation et par la psychologue. Il commence à parler, est orienté en CLIS (classe spécialisée comprenant une douzaine d’élèves) afin de progresser sans le stress dû à un grand groupe, et réintègre en cours d’année le cycle normal. C’est à ce moment que Claire, dans l’autre école, m’est signalée pour une attitude « renfermée, triste, absente ».
Je la prends en charge, dans l’autre école. Sa mère vient également régulièrement nous apporter son soutien et son sourire. Tout ce petit monde (ils sont onze enfants) ne parle qu’entre eux. À l’école, ils continuent de se montrer, tous, d’une grande réserve.
Je parle à chaque fois à Claire de Christian. Quand je lui demande, alors que je sais ce dernier en nette progression scolaire, « s’il parle, maintenant ? », elle me répond avec un fin sourire en me regardant bien en face : « à la maison ou à l’école ? »
2) Laurent va mal. Il est pressenti par son enseignant pour être orienté en CLIS. Il ne fait « rien en classe ». Il redouble son CP. Effectivement, cet enfant ne fait rien. Il présente, de mon point de vue, une réelle dépression, d’autant plus invalidante que personne, ne semble-t-il, ne se préoccupe de lui. Je le prends en charge, je rencontre un membre de sa famille plus âgé que lui, il commence à s’éveiller, à me parler. En classe, il ne semble plus totalement absent. Je comprends qu’un de ses frères se trouve dans l’autre école où je demande à le rencontrer.
J’apprends qu’il régresse sans raison apparente depuis quelques semaines.
Le médiateur culturel accepte de venir avec moi lors d’un entretien qui réunira les deux frères jumeaux. Les deux enfants dessinent un bonhomme. Laurent en dessine deux, dont un minuscule, lui. Joël en dessine un seul, grand. Je fais passer le même test, non verbal, aux deux enfants. C’est Laurent qui obtient les meilleurs scores. Nous parlons, et le médiateur traduit tout nos propos dans les deux langues : chaque enfant a une place, et y a droit. Il peut l’occuper, même si, au départ de leur vie, ils ont pu sentir – comprendre – que l’une d’entre elles était « meilleure ».
L’année suivante, les deux enfants ont des résultats comparables.
3) Suzette est signalée depuis avant mon arrivée sur le fleuve, depuis l’année 2002-2003.
Elle se trouvait alors en CP. L’enseignante parlait d’une grande émotivité et d’une incapacité à se concentrer. Elle notait par ailleurs qu’elle « devient amorphe si elle ne sollicite pas l’adulte. » J’ai rencontré cette fillette présente et coopérante en situation duelle l’année suivante, et à de nombreuses reprises par la suite. J’ai constamment demandé qu’un EEG soit effectué, car tous ses enseignants sans exception ont évoqué, depuis quatre ans, les « absences » invalidantes qu’ils observent chez Suzette.
La maman est venue à nos rendez-vous. Je lui ai remis des demandes en direction du Centre de Santé. Mais il semble qu’elle n’ait jamais fait suivre ces demandes.
Aujourd’hui, Suzette est devenue une fort agréable jeune fille, qui a profité de toutes les aides que l’école a pu lui prodiguer, et a nettement progressé. Elle est scolarisée en CLIS, et sera orientée dans une Unité Pédagogique d’Intégration. Elle vit chez l’une de ses sœurs aînées dont elle « s’occupe » des enfants. Ce qui permet de penser qu’elle est tout à fait capable de gérer la vie matérielle de ces enfants… mais également que sa propre mère ne se préoccupe pas de son problème, peut-être médical.
J’apprends, lors d’une réunion dont l’objet est l’étude des orientations en 6ème que Suzette a une sœur jumelle, dans l’autre école. Je la connais. Elle ne m’a été signalée qu’en juin 2006, soit plus de quatre ans après Suzette. Lorsque celle-ci a commencé à réellement entrer dans les apprentissages. Suzon entre en 6ème SEGPA. Que ce serait-il passé si Suzette avait pu être réellement prise en charge ? Et surtout, que va-t-il se passer maintenant que Suzette, d’être orientée vers une structure où elle a réellement sa place, et où elle arrive avec un niveau lui permettant d’y progresser?
J’ai travaillé deux années comme enseignante dans une ZEP parisienne. Deux jumeaux maliens posaient de gros problèmes de comportement aux enseignants de l’école maternelle où ils étaient scolarisés. La maman m’a expliqué que c’était normal, que chez les jumeaux, le premier et le deuxième n’avaient pas la même importance. J’ai entendu la même réflexion à Saint-Louis du Sénégal. Il semblerait qu’en Afrique, avoir des jumeaux soit un présage positif.
Chez les Bushinengué, j’ai cru comprendre, en parlant avec les femmes, que tout était fait pour qu’ils soient séparés. Les 40 couples gémellaires se répartissent comme suit :
– 3, signalés comme tels, présentent des troubles dus à une naissance difficile. Ils font l’objet de dossiers MDPH (dossiers permettant de prendre en compte leur handicap). Ils ne sont pas dans la même classe.
– 4 se trouvent dans la même classe. 3 par obligation : il n’y en a qu’une par niveau dans l’école unique du village. Et 1, sans obligation et non signalé.
– 3 devaient, du fait de leur âge, passer en sixième l’année suivante. Il ne s’agissait que d’une étude de cas, pas d’un signalement. (2 dans la même classe)
– 1 n’avait d’autre problème que celui d’être en CP et né en décembre. Un peu immatures, ces deux fillettes présentaient juste un retard dans le graphisme, corrigé par une prise en charge spécifique dans l’école.
– 29 se trouvaient dans des écoles différentes s’il y en avait deux, et sinon, dans des classes différentes de la même école. Pour 16 d’entre eux, j’ai rencontré les deux enfants à des moments différents. Pour 13, je n’ai pas rencontré le second jumeau : 4 enfants ont un problème objectivé médicalement, et pas l’autre jumeau ; pour les 5 autres, je n’ai appris que par hasard leur existence à la faveur de conversations diverses avec des enfants ou des adultes du village, souvent hors école.
Donc, je n’ai rencontré que 67 enfants sur les 80. Je n’ai aucune information sur d’autres jumeaux, qui iraient bien. J’ai constaté que le jumeau en souffrance en premier, disons, était moins bien habillé, moins bien soigné que l’autre.
4) Romuald est signalé pour un « retard énorme. Il semble ne rien comprendre. » J’apprends par son enseignante qu’il a un jumeau qui lui, se porte comme un charme, est fort, physiquement et intellectuellement nettement plus développé. Il est mieux soigné, habillé avec de jolis vêtements propres.
Je rencontre Romuald. Il paraît effectivement tout à fait inaccessible à la moindre sollicitation. Sans réaction. Il tient à peine son crayon.
J’invite sa maman à venir me rencontrer avec lui. Arrive une dame qui est, en fait, sa grand-mère, et a demandé à sa fille, selon la coutume, mais dès la naissance, de lui « donner les deux jumeaux puisqu’elle n’a pas de garçon ». Je peux constater (le carnet de santé confirment les dires de la grand-mère) que la naissance et le développement de la petite enfance de Romuald ont été normaux.
Que se passe-t-il ? Plutôt, que s’est-il-passé ? La grand-mère/maman a décidé que Romuald était plus chétif que son frère. Elle a décidé de le traiter en bébé. Jusqu’à ce jour (ils ont 6 ans passés). Elle dort avec. Tout contre. Elle le porte dans ses bras pour aller à l’école. Dès que son frère s’approche de sa grand- mère, il devient jaloux. J’explique qu’il est nécessaire, pour qu’un enfant apprenne, que la maman laisse le bébé s’écarter d’elle. Mieux, qu’elle organise cet espace entre eux deux, pour que le savoir trouve sa place. J’explique aussi à l’enfant qu’il a déjà un jumeau, que sa grand-mère n’est pas sa jumelle. Plus j’explique, plus le sourire de l’enfant s’élargit, plus il devient réellement un petit garçon. Il n’a plus du tout l’air absent, abêti de tout à l’heure. Sa grand-mère elle-même rit avec l’interprète et moi. Je ne sais pas la suite : c’était il y a une semaine.
5) Deux fillettes totalement semblables, de toute évidence en parfaite santé et tout à fait heureuse se promènent main dans la main dans la cour de récréation d’une école de Maripasoula. Stupéfaite, je leur demande si elles sont inscrites depuis longtemps dans cette école. Je comprends alors que ces deux petites amérindiennes avaient toujours vécu en famille dans cette commune. Aucune des deux n’a jamais été signalée. Elles sont dans la même classe.
Je n’ai jamais rencontré d’autres jumeaux amérindiens, dans aucune école du fleuve Maroni, ce qui peut s’expliquer en partie par leur nombre : il y a beaucoup moins d’enfants amérindiens scolarisés en primaire que d’enfants bushinengués (sur environ 3600 élèves, seulement 400 sont amérindiens).
J’avais cru comprendre, lors de mon premier séjour en tant que psychologue clinicienne en Guyane, que seul un des deux jumeaux, chez les Amérindiens par exemple, méritait de vivre. Et quelquefois, le deuxième disparaissait. Il mourait à la naissance, il tombait d’une grande hauteur, ou il se noyait. Françoise Grenand parle « d’un danger redouté de tout Wayampi, le risque d’avoir des jumeaux ».
Jean Marcel Hurault, quant à lui, a noté « parmi les facteurs responsables de ces avortements volontaires l’infanticide pratiqué sur les jumeaux ou sur l’un d’entre eux, en vertu d’une croyance profondément « enracinée ». (1972)
Selon Diane Vernon (1992), la cosmogonie inhérente par exemple aux N’djuka intervient dans la non reconnaissance du handicap : en effet, celui-ci (albinisme, mongolisme, surdité, hydrocéphalie, tares ou malformations diverses, y compris celles qui – comme les jambes arquées dues à la malnutrition – apparaissent après la naissance) est la marque d’une offense faite par la femme à des esprits de la nature. Et le secret est de rigueur.
Qu’en est-il de la gémellarité ?
L’école aide les élèves en difficulté. Son intervention, lorsqu’elle s’avère efficace, modifie les rapports culturels des jumeaux entre eux et dans leur famille. Le « moins bon » s’améliore, le « meilleur » régresse et, à son tour, est signalé et aidé par l’école. À ce moment-là, en général, c’est-à dire au bout de deux années, quelquefois moins, parfois plus, la psychologue a identifié cette gémellarité, et a entrepris un travail avec les deux enfants, les équipes enseignantes, parfois la mère. Les choses avancent ainsi, par à coups, les progrès de l’un entraînant les progrès de l’autre. Grâce à l’école.
Je n’ai pas rencontré de jumeaux présentant de malformations ou de problèmes relevant de l’orthopédie. Je n’ai pas rencontré les enfants plus cachés que les autres, non scolarisés. Ils sont nombreux, en Guyane. Ma communication est peut-être une entrée vers un domaine pour le moment sans données et sans statistiques précises, sans observations médicales réelles.
Je vous remercie sincèrement d’avoir écouté ce témoignage venu d’ailleurs.